- OUVRIÈRE (CLASSE)
- OUVRIÈRE (CLASSE)L’expression «classe ouvrière» est en fait employée dans deux sens différents. Parfois, elle définit une catégorie sociale à partir d’un principe d’analyse; la classe ouvrière est alors saisie comme un des termes d’un rapport social de production et sa connaissance passe par celle de l’économie capitaliste. Parfois, au contraire, on entend par classe ouvrière un acteur social, considéré comme une unité concrète; situations économique, professionnelle et culturelle apparaissent alors comme autant d’attributs d’un groupe social réel, dont tous les membres ou la grande majorité d’entre eux partagent une expérience commune.Pendant longtemps, il n’a pratiquement pas été indispensable de choisir entre ces deux sens. La classe ouvrière, placée dans des conditions économiques et professionnelles très particulières, largement groupée dans des villes ou des quartiers ouvriers, se présentait à la fois comme une unité sociographique et comme une création de l’économie capitaliste.La situation prolétarienne, identifiée à la condition ouvrière, apparaissait comme la preuve évidente de la jonction nécessaire des deux points de vue: l’ouvrier, réduit à un niveau élémentaire de subsistance, soumis au chômage, parqué dans les faubourgs, les banlieues ou les company-towns , vivait une expérience sociale et culturelle qu’on pouvait réduire à l’exploitation, à la privation et à l’exclusion. La vie de travail et la vie hors travail ne pouvaient être séparées: la misère n’était que la manifestation de l’exploitation.L’interdépendance de ces deux images de la classe ouvrière est d’autant plus solide qu’elle correspond à une expérience historique bien antérieure à sa formation. Les paysans soumis au pouvoir des seigneurs sont, plus encore que les ouvriers, placés dans une expérience sociale et culturelle qui semble manifester directement leur soumission à la classe dominante. Une classe sociale apparaît donc traditionnellement comme une unité réelle, comme un groupe social défini par ses conditions de vie et ses comportements dans une société dominée à tous les niveaux – économique, politique et culturel – par la classe dirigeante. Elle ne perd ses traits spécifiques que dans la mesure où elle est aliénée, c’est-à-dire entraînée dans une participation dépendante aux intérêts, à l’action politique et aux valeurs de la classe hégémonique.Il faut partir de cette représentation commune de la classe ouvrière afin de poser deux questions, qui ne peuvent être confondues. En premier lieu, cette existence d’une condition et d’une culture ouvrières est-elle un fait permanent, en particulier se maintient-elle dans les sociétés industrielles avancées? En second lieu, la nature des rapports de classes conduit-elle à définir toujours, et notamment dans ces sociétés, la classe ouvrière comme un des deux acteurs antagonistes des rapports sociaux de production?On s’efforcera de montrer ici qu’il faut répondre négativement à la première question et qu’on ne peut accepter la seconde proposition qu’avec des modifications importantes.Cela ne conduira pas à dire que la classe ouvrière n’est plus, dans les sociétés industrielles avancées, un acteur collectif important et, par conséquent, conduira à ne pas accepter des idées comme celle de l’« embourgeoisement de la classe ouvrière» ou de sa «disparition» – cette dernière expression n’ayant aucun sens réel –, mais plutôt à affirmer que la classe ouvrière est, aujourd’hui, une notion plus utile pour comprendre la vie politique et les problèmes du changement social que pour définir les genres de vie ou la nature des rapports de production.1. Une catégorie socio-professionnelleLimites des systèmes de classificationLe point de départ le plus «objectif» d’une étude de la classe ouvrière semble toujours être le recensement d’une catégorie socio-professionnelle, celle des salariés dépendants de l’industrie. Cette objectivité est cependant factice. Les catégories descriptives ne peuvent être que la mise en forme d’un certain type d’analyse. On le voit clairement quand on compare diverses définitions de la classe ouvrière.On admettra facilement que les ouvriers sont des salariés. Ceux qui reçoivent une partie notable de leur rémunération sous forme de pourboires, de paiement direct par l’acheteur, de participation au capital, voire de frais professionnels, ne peuvent être confondus avec ceux qui reçoivent un salaire. Mais les salariés représentent de 70 à 90 p. 100 de la population active dans la plupart des sociétés industrielles avancées et tous ne sont pas des ouvriers.Longtemps, la forme de la rémunération a permis de tracer une limite apparemment claire entre les ouvriers et les autres salariés. En France, on a appelé «mensuels» les salariés non ouvriers, les ouvriers étant en général payés sur une base horaire et recevant leur paye chaque quinzaine. Mais cette distinction n’est pas essentielle. Dans les services publics, beaucoup d’ouvriers sont depuis longtemps payés au mois et leur rémunération est proche de celle des fonctionnaires, l’ancienneté intervenant largement dans le montant de la rémunération. Plus récemment, la mensualisation des ouvriers a été entreprise en France et, vers 1975, il est probable que la grande majorité des ouvriers seront payés de cette manière et qu’un certain nombre d’avantages sociaux réservés jusqu’alors aux mensuels seront alors partagés entre tous.Le montant de la rémunération est un critère de différenciation plus insuffisant encore. La distance entre le salaire moyen des ouvriers et celui des employés ne cesse de diminuer. Très considérable dans les débuts de l’industrialisation, elle est, dans les sociétés industrielles avancées, assez faible pour que beaucoup d’ouvriers, surtout qualifiés, aient une rémunération plus élevée que celle des employés d’exécution. On introduit donc, en général, un autre élément de définition: la profession. L’ouvrier travaille à l’aide d’outils ou de machines; il participe à la production de biens matériels. L’employé au contraire travaille sur des informations, qu’il s’agisse de communications écrites ou orales, d’employés aux écritures ou d’employés de commerce. Cette définition a pu paraître évidente à un moment où la production était presque entièrement faite de biens matériels et où, en même temps, la tâche des employés était plus directement reliée à la fonction marchande ou dirigeante. Employés et cadres participaient à la mise en œuvre de l’activité et du profit capitalistes, tandis que les ouvriers se définissaient par le travail, par la transformation de ressources naturelles.De telles définitions correspondent de plus en plus mal aux systèmes économiques les plus avancés. La mécanisation, la rationalisation, l’organisation du travail, d’abord limitées à l’exécution des travaux dits matériels, s’étendent rapidement à d’autres domaines de l’activité économique. Une dactylo, un employé de comptabilité, un opérateur I.B.M. travaillent sur machines. Une infirmière, un instructeur de langues vivantes, un spécialiste militaire ou civil de radar utilisent des techniques et leur fonction n’est pas plus directement reliée à la formation du profit que celle de l’ouvrier d’entretien ou de fabrication.Les insuffisances de cette définition professionnelle apparaissent plus nettement encore si on invoque des catégories plus générales de l’activité économique, comme les secteurs primaire, secondaire et tertiaire. Cela est si évident que les statisticiens ont depuis longtemps distingué activités individuelles et activités collectives. Il n’existe pas d’ouvriers que dans l’industrie; il n’y a pas que des ouvriers dans l’industrie: les services de transports, de santé, d’éducation, de commerce et de banque emploient de plus en plus d’ouvriers; dans les industries les plus mécanisées, la proportion des employés par rapport aux ouvriers s’est considérablement élevée.En fait, il est pratiquement impossible, au vu des tendances actuelles de l’activité et de l’organisation économiques, d’établir une frontière nette entre ouvriers et salariés non ouvriers, ce qui permet de faire varier, dans la France d’aujourd’hui, la part des ouvriers dans la population active de 30 à 45 p. 100, et tout indique que les limites de variation des estimations ne cesseront de s’élargir.L’apport d’une étude historiqueL’ensemble de ces observations montre qu’on ne peut définir la classe ouvrière comme une catégorie socio-professionnelle ou socio-économique. Les classifications de ce type ne sont pas des instruments d’analyse, mais des témoins d’un état, historiquement déterminé, de l’organisation économique. De même qu’un indice des prix à la consommation doit se transformer sans cesse pour s’adapter aux changements des genres de vie, de même une liste de catégories socio-professionnelles n’est qu’une photographie, pratiquement indispensable, mais dont on fausserait entièrement le sens si on supposait que les catégories ont une existence propre, permanente, répondant à des principes généraux d’analyse.Il est donc impossible de définir la catégorie ouvrière autrement qu’en termes historiques, c’est-à-dire à partir de la connaissance des systèmes de production.La classe ouvrière est un élément du système de production dit industriel, par lequel l’activité de fabrication est organisée en fabriques et usines et portée à un niveau de productivité supérieur par la division du travail et l’emploi de machines. Dans la plupart des cas, cette forme de division technique du travail a été associée à la propriété capitaliste: le détenteur du capital a opéré le regroupement et l’organisation des tâches de fabrication et s’est approprié le profit obtenu. Le rôle du capital a été de transformer l’organisation de la fabrication. Ce système de production se superpose au système marchand, sans l’éliminer, mais en le dominant de plus en plus largement. Dans les sociétés économiquement les plus avancées, le progrès économique n’est plus réductible à ce processus d’accumulation du travail et du capital, bien que celui-ci occupe toujours une place très importante dans les facteurs de croissance. La capacité de créer, de diffuser et de contrôler des informations, l’invention scientifique et technologique, la programmation de la gestion de systèmes sont aujourd’hui des facteurs de croissance de plus en plus importants. L’unité centrale de la vie économique devient donc la grande organisation, qu’elle soit industrielle, administrative, médicale ou scientifique. Il existe une communauté de situation entre tous ceux qui travaillent dans ces grandes organisations et qui n’y exercent pas, directement ou indirectement, le pouvoir de décision, c’est-à-dire qui n’ont pas part à la politique d’accumulation. Il serait nécessaire de ne pas nommer ces travailleurs des ouvriers, comme dans le système antérieur, mais des «opérateurs», terme qui se répand de plus en plus dans les industries les plus avancées et qui devrait être appliqué indistinctement à ceux que l’on nomme traditionnellement ouvriers, employés ou techniciens, et parfois même cadres.Permanence de la «classe ouvrière»On pourrait conclure que la classe ouvrière, ou plus exactement ceux qu’on nomme les travailleurs, forment une catégorie de plus en plus hétérogène. Une telle opinion, souvent exprimée, est sans fondement et n’a même aucun sens, puisque cette catégorie n’est pas définissable par ses attributs propres mais par sa situation dans un système, technique et social, de production. Les différences internes à l’intérieur de la catégorie des travailleurs tiennent donc à d’autres raisons et ne sont pas modifiées globalement par le passage de la société industrielle à ce qu’on nomme de plus en plus souvent la «société post-industrielle».La classe ouvrière n’a jamais été professionnellement et économiquement homogène. Les différences de salaire entre l’ouvrier qualifié de la mécanique parisienne et l’ouvrier non qualifié des usines textiles de province étaient plus considérables au début du siècle qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ce n’est pas sans raison qu’on parlait au XIXe siècle de l’aristocratie ouvrière, et les différences économiques se traduisaient par des différences culturelles frappantes.En revanche, l’importance relative des strates de qualification et de salaire s’est considérablement transformée. La proportion des ouvriers non qualifiés s’est abaissée et, si on considère l’ensemble des grandes organisations, celle des travailleurs qualifiés et hautement qualifiés s’est élevée; seul le rapport entre qualifiés et semi-qualifiés dans l’industrie proprement dite reste relativement stable dans la période contemporaine.Il est aussi faux de parler d’un passage de l’homogénéité à l’hétérogénéité qu’il l’est de parler d’un nivellement par le bas et de la réduction d’une part croissante de la population active à des tâches répétitives et parcellaires d’exécution, comme on le verra plus loin en décrivant rapidement l’évolution du travail ouvrier.L’échelle des salaires dépend, de son côté, à la fois de l’état du marché du travail et de l’influence syndicale qui s’exerce presque toujours en faveur du resserrement de l’échelle hiérarchique. Le thème de l’homogénéité croissante ou décroissante doit donc laisser la place à deux ordres bien distincts d’observation: d’un côté, à l’intérieur d’un état donné de la production, l’étude économique du marché du travail; de l’autre, l’étude sociologique et historique du passage d’un système de production à un autre et donc de l’effritement du type social correspondant à un état ancien de la production.Cette évolution historique ne peut être réduite à une image simple. La population ouvrière, dans un pays comme la France qui souffre d’un certain retard de l’industrialisation et d’un développement excessif (en termes de population employée) de certains secteurs dits de services, devrait augmenter, pour se rapprocher de la part de la population active qu’elle représente par exemple en Allemagne fédérale. Mais, à plus long terme, le secteur dit tertiaire continue à progresser plus rapidement. L’erreur serait de conclure que cela signifie une perte relative d’importance des ouvriers par rapport aux employés, ou mieux encore à la classe moyenne, tels qu’on les a définis dans le passé.Plus l’économie sera orientée vers le développement économique et plus une nouvelle définition des diverses catégories de salariés apparaîtra indispensable. La séparation de trois secteurs – primaire, secondaire et tertiaire – sera de plus en plus vidée de sens et doit déjà être remplacée par des notions dérivées de celle de système de production dont nous avons cherché à nous servir.2. La culture ouvrièreLe fait social le plus visible est la transformation de la culture ouvrière et le déclin d’un genre de vie considéré comme spécifique. Mais cette évolution, après avoir été rapidement décrite, doit être interprétée avec soin pour éviter qu’on en tire des conclusions erronées.L’évolution du genre de vieM. Halbwachs, analysant au début du siècle des études allemandes de consommation, concluait à l’existence d’un genre de vie proprement ouvrier: importance des consommations de première nécessité liées à la reproduction de la force de travail et faiblesse des dépenses liées aux relations sociales. L’ouvrier, même à revenu égal, consacre une plus grande part de ses ressources que l’employé à l’alimentation, une plus petite part au vêtement. Pour Halbwachs, se plaçant dans une perspective durkheimienne, l’ouvrier est le travailleur délégué par la société aux échanges avec le monde matériel; il est donc placé en marge de la société; l’usine est dans les faubourgs, alors que les bureaux et les grands magasins, lieux d’échanges proprement sociaux, sont au centre.Plus récemment, R. Hoggart a donné pour l’Angleterre une image de la culture ouvrière qui peut s’appliquer à d’autres pays. Les ouvriers qu’il a bien connus, surtout à Leeds, sont centrés sur la vie familiale, les relations personnelles et immédiates; la famille ouvrière est dominée par la mère, les enfants reçoivent des satisfactions affectives fortes, mais ne sont pas orientés vers l’ascension sociale, chaque génération prenant simplement la suite de la précédente. L’expérience sociale est limitée à une communauté de taille restreinte. Les déplacements sont rares. Chacun attend de la vie avant tout la protection contre l’indigence, des satisfactions matérielles et un peu de «romance». La conscience de la distance entre les classes populaires et les riches est fortement ressentie, mais elle est généralement davantage conscience de distance que conscience d’opposition.Cette culture ouvrière a une grande capacité de résistance et n’est que lentement érodée par la culture de masse, par la pénétration de produits commercialisés qui, plus qu’on ne le croit généralement, cherchent à s’adapter – en particulier dans le cas des journaux hebdomadaires et des magazines – aux goûts durables du public populaire.De telles descriptions ethnographiques s’appliquent le mieux à des groupes ouvriers isolés, cas plus fréquent en Angleterre qu’ailleurs, étant donné le développement industriel précoce de ce pays. Mais il n’est pas évident qu’elles dégagent des conduites spécifiquement ouvrières. On est plutôt tenté de dire qu’elles montrent un système de valeurs peu différent de celui de populations de paysans, d’artisans ou de membres de classes moyennes à la même époque, tout en tenant compte de la situation ouvrière au bas des échelles de stratification, ce qui explique les limites étroites des échanges sociaux, l’absence de grandes perspectives d’ascension sociale, l’attachement à la famille et aux relations de voisinage.Il est intéressant de comparer cette description avec celle que donnent J. Goldthorpe, D. Lockwood et leurs collaborateurs, étudiant beaucoup plus récemment des ouvriers des industries modernes, qui possèdent un niveau de vie plus élevé que la moyenne des ouvriers anglais et sont exposés à la nouvelle culture urbaine, dominée par les consommations de masse. Cette «nouvelle classe ouvrière», au sens que cette expression reçoit en Angleterre, est à la fois très semblable à l’ancienne et très différente d’elle. Semblable, car elle reste avant tout centrée sur la vie personnelle et familiale; le travail, en général semi-qualifié, est surtout source de revenu et n’a pas de rôle important dans la formation des conduites; le foyer, avec son équipement matériel et surtout ses relations affectives, est le centre principal de la vie ouvrière. Différente, car ces ouvriers vivent dans un monde en mouvement; leurs activités sont, en langage sociologique, plus «instrumentales» qu’expressives. Ils cherchent les moyens d’améliorer leur situation et celle de leurs enfants; ils sont plus soucieux de problèmes politiques et sociaux généraux; ils s’attachent au Labour Party comme à l’instrument politique dont ils attendent l’amélioration de leur condition, alors que leurs prédécesseurs vivaient dans un monde culturel ouvrier et voyaient dans le syndicalisme avant tout l’expression d’une opposition aux classes riches. Le passage de la stabilité au changement s’observe aussi en France; les horizons se sont élargis, en particulier pour les jeunes ouvriers qui, naguère encore, passaient directement de l’autorité paternelle, à celle de l’ouvrier adulte ou du chef d’équipe, dont les possibilités de choix professionnels étaient très limitées, surtout dans des régions industrielles traditionnelles comme le Nord, l’Est ou le bassin de Saint-Étienne; maintenant, ils participent beaucoup plus largement aux changements sociaux, aussi bien à la consommation de masse qu’à l’information, à l’instruction ou à l’activité syndicale et politique.Signification de l’évolutionOn peut accepter la conclusion de Goldthorpe; il n’y a pas d’embourgeoisement de la classe ouvrière, si on considère que les conduites culturelles de la classe moyenne dominées par ce que D. Riesman nomme l’other-directedness (extra-détermination), c’est-à-dire le souci de niveau, de l’effet produit sur les autres, du conformisme de groupe. La famille ouvrière est centrée sur elle-même et sur sa consommation plutôt que sur le souci du niveau social.Mais les observations faites en Angleterre, c’est-à-dire dans un pays où le taux de croissance a été faible et l’amélioration des conditions ouvrières très nette pendant une longue période, ne sont pas directement généralisables. Les études allemandes, comme celles de K. Popitz, montrent une conscience de situation collective plus forte, bien qu’elle prenne rarement la forme d’une conscience conflictuelle de classe.En France, où la situation est inverse de celle de l’Angleterre, la conscience d’être sous-privilégié est plus vive, et, corrélativement l’expérience professionnelle semble jouer un rôle plus important dans l’ensemble des attitudes. La revendication sociale est plus active et s’accompagne d’une conscience de classe plus marquée. Mais ces différences ne doivent pas être exagérées. Une étude sur quatre ensembles d’habitations à loyer modéré dans la région parisienne a montré l’opposition nette des employés, qui acceptent ce type d’habitat tout en gardant leur quant-à-soi parce qu’ils se sentent supérieurs, et des ouvriers, qui le supportent mal et préfèrent l’habitation individuelle et l’indépendance.L’évolution de la culture urbaine et l’élévation du niveau de vie ouvrier ont certainement pour effet de rompre la clôture des communautés locales, d’exposer davantage les ouvriers à l’ensemble des changements sociaux et culturels. Une telle transformation, peut, selon les circonstances sociales, entraîner le succès d’un individualisme centré sur la réussite familiale, l’exposition passive à une «culture de masse» transmettant aux ouvriers les normes culturelles dominantes sous une forme appauvrie ou, enfin, une attitude revendicative plus générale.La classe ouvrière ne perd pas toute spécificité culturelle, et cela d’autant moins qu’il subsiste dans tous les pays industriels des groupes professionnels relativement homogènes et isolés: mineurs ou dockers, par exemple, qui conservent plus longtemps leurs traits particuliers. Mais cette spécificité est de plus en plus un mode particulier de pénétration dans la société de masse et de moins en moins un univers concret et limité, lié à une communauté sociale homogène. Dans les grandes villes, la distance entre le lieu d’habitation et le lieu de travail augmente; d’autre part, le rapprochement des revenus de beaucoup d’employés et de beaucoup d’ouvriers entraîne la formation de quartiers nouveaux définis plus par un niveau de revenu que par une activité professionnelle. Il faut ajouter aussi que de plus en plus de familles appartiennent au monde ouvrier par l’homme et au monde des employés par la femme, la proportion de femmes travaillant dans l’industrie ayant diminué.L’isolement culturel n’est plus le fait des ouvriers, mais plutôt celui des catégories sociales particulières: travailleurs âgés ou se trouvant dans des zones en déclin, immigrants, etc. Et ces groupes sont isolés de l’ensemble de la classe ouvrière elle-même presque autant que des catégories sociales différentes. Quand on parlait, il y a cent cinquante ans, des pauvres, on désignait par là l’essentiel de la classe ouvrière prolétarisée. Aujourd’hui, ce n’est plus vrai, et les «pauvres», souvent plus isolés que la grande masse des ouvriers aux débuts de l’industrialisation, subissent une exploitation et une exclusion exercées par toute la société.La disparition progressive d’une culture ouvrière conduit ainsi à se retourner vers la situation de travail et à se demander si celle-ci permet encore de définir une condition et une conscience ouvrières.3. Le travail ouvrierDans le domaine du travail ouvrier aussi les transformations sont profondes, mais elles ne peuvent empêcher de définir une condition ouvrière.On peut distinguer trois grands types de situations de travail, qui correspondent à des étapes successives de l’organisation de la production, bien qu’elles existent en général simultanément dans la même société. Ces phases ont été autrefois dénommés A, B et C par A. Touraine, et cette terminologie peut être encore employée malgré les transformations intervenues au cours des vingt dernières années.Phase ADurant la phase A, l’entreprise est avant tout le lieu où le patronat rassemble des ouvriers productifs, intervient de manière limitée dans l’organisation du travail et se préoccupe surtout de la gestion du capital lui-même. Il n’y a presque aucun intermédiaire entre l’ouvrier et le patron, seulement l’ingénieur et le contremaître qui sont souvent proches de l’ouvrier sur le plan professionnel, mais qui sont surtout des agents de transmission d’ordres et de consignes par lesquels se manifeste le pouvoir patronal. Dans certaines industries, le travail ouvrier est proche de l’artisanat ou, en tout cas, très qualifié; dans d’autres industries, il ne l’est pas réellement et fait plutôt appel à la force physique et à l’expérience de l’ouvrier, comme dans les mines. Dans tous les cas, les ouvriers ont une assez grande autonomie professionnelle, travaillant en équipes qui sont des groupes réels; en même temps, ils sont soumis très directement aux contraintes du rendement, par l’emploi de systèmes de rémunération comme le salaire aux pièces ou le marchandage. C’est le plus fréquemment dans cette situation professionnelle que l’expérience professionnelle est au centre de l’expérience culturelle.Phase BÀ la phase B s’introduit l’organisation du travail, souvent nommée rationalisation. L’autonomie professionnelle disparaît; le métier éclate.À côté des compagnons et des manœuvres de la phase A apparaît une catégorie nouvelle formée aux dépens des deux autres, celle des ouvriers spécialisés (O.S.), qui sont en fait des ouvriers sur machine accomplissant des tâches plus ou moins parcellaires pour une production en grande série ou standardisée. La formation de ces ouvriers demande parfois quelques mois, le plus souvent quelques semaines ou quelques jours. Pour la majorité des ouvriers, surtout ceux qui sont placés sur les chaînes de production, la contrainte essentielle, plus encore que la répétitivité, est la cadence; l’exploitation du travail ouvrier est intensive, et d’autant plus que la capacité de pression du syndicat est plus faible.À côté des ouvriers de fabrication se rencontrent des ouvriers d’outillage ou d’entretien, qualifiés, plus indépendants, mais soumis aussi à des consignes strictes et à un calcul précis des temps d’opération. Les équipes disparaissent, les rapports professionnels de travail sont rendus difficiles par la pression des cadences, l’éloignement physique, le bruit ou un contrôle étroit des surveillants. Il existe de très grandes différencces à l’intérieur de ce type de travail, tenant surtout à la nature de la production, aux possibilités de décomposer les tâches en unités élémentaires, d’installer des convoyeurs. Progressivement, un certain nombre de tâches sont regroupées sur des machines automatiques, mais les ouvriers qui font fonctionner ou surveillent ces machines sont souvent soumis à des tâches aussi parcellaires et encore plus isolées que celles qu’on rencontre dans les chaînes d’usinage ou de montage plus classiques. L’industrie automobile est devenue le symbole de ce type de travail, mais on le trouve beaucoup plus généralement, par exemple, dans les industries alimentaires, et beaucoup plus anciennement encore dans les industries textiles. Le caractère pénible de ces tâches explique l’importance du turnover (instabilité) dans ce type d’atelier, et aussi le fait qu’on y rencontre un nombre important de travailleurs de catégories sous-privilégiées, en particulier d’origine étrangère et sans qualification ou formation professionnelles.Dans ces travaux, l’ancien salaire aux pièces est remplacé par divers types de salaire au rendement, individuel ou collectif, par la combinaison, le plus souvent, d’un taux de base et de bonis.Le personnel non ouvrier gagne en importance: bureaux d’étude et des méthodes, chronométreurs, etc., mais la distance professionnelle et sociale entre les ouvriers et les employés est considérable. Lorsque le niveau de vie s’élève, et surtout quand une famille ouvrière reçoit plusieurs salaires, beaucoup de ces ouvriers entrent dans la nouvelle culture urbaine, sont largement exposés à la consommation de masse et aux mass media, mais comme le notaient déjà A. Andrieux et J. Lignon, ils sont alors partagés entre deux expériences contradictoires, celle du travail et celle de la vie hors du travail. Le poids de ce travail pénible, parcellaire, soumis à la pression de cadences rapides, n’est allégé que lorsque l’action syndicale parvient à limiter la brutalité de l’exploitation, à imposer des journées plus courtes, de meilleures conditions matérielles, des cadences moins rapides.Phase COn considère souvent que l’automatisation marque l’entrée dans la phase C. En fait, ce mot recouvre des réalités très diverses. On a déjà dit que l’apparition de machines automatiques change moins profondément la situation du travail qu’on ne pourrait le croire. De nombreuses études, en particulier en France celle de P. Naville, ont montré qu’on avait surestimé au début les effets professionnels (upgrading ) de l’automation dans l’industrie proprement dite.C’est à un autre niveau que les effets de l’automation sont importants: lorsqu’ils portent sur le traitement de l’information et qu’ils transforment le travail d’administration et de gestion, comme la mécanisation avait transformé le travail de fabrication. Plus généralement, ce qui définit la phase C est que la production y est conçue comme un système, et d’abord que l’entreprise est organisée comme un flux de communications. C’est pourquoi les formes nouvelles de production se sont introduites d’abord dans le traitement des fluides. La tendance est alors à la formation d’établissements fortement intégrés. Si dans la phase A l’unité essentielle est l’équipe de travail et dans la phase B l’atelier, dans la phase C ce sont les ensembles de production, ce que la sociologie nomme les organisations. La proportion de main-d’œuvre qualifiée augmente aux dépens des travailleurs semi-qualifiés, tandis que se maintient une catégorie, parfois relativement nombreuse, de manœuvres chargés des travaux de manutention ou d’entretien simple, de plus en plus éloignés de la production proprement dite.Dans la phase A, la contrainte qui pesait sur les ouvriers, celle du rendement était directe et proche. Dans la phase B, elle provient surtout des cadences, c’est-à-dire de l’organisation collective du travail, sur une chaîne ou dans un atelier. Dans la phase C, la contrainte est plus générale: elle vise à l’intégration de l’individu dans l’ensemble technique et social de production. L’important est que le flux des informations procède selon les normes prévues et sans interruption ou modification des spécifications prévues. C’est aussi dans cette période que se développent les méthodes d’intégration psychologique à l’entreprise et les efforts pour créer un «esprit maison».Ce type de production doit en principe diminuer la distance qui sépare les ouvriers des techniciens et de certaines catégories d’employés. Les réseaux de communication sont plus complexes, des spécialistes de diverses qualifications et de différents services sont amenés à travailler en interaction plus souvent qu’avant. Néanmoins, il est fréquent que ces entreprises emploient un nombre important d’ouvriers d’outillage et d’entretien analogues à ceux des usines de la phase B et qui sont très isolés, car il existe plus de communication entre des techniciens et des opérateurs peu qualifiés chargés de travaux de surveillance qu’entre ces techniciens et les ouvriers qualifiés; cela se manifeste par des conduites défensives très actives de la part de ces derniers, qui ont peu de perspectives de promotion professionnelle et qui sont relativement plus bas sur l’échelle des rémunérations que dans des entreprises moins modernes.En revanche, les possibilités d’ascension sont grandes pour les techniciens, qui se subdivisent en de nombreuses catégories et qui possèdent des connaissances générales susceptibles d’être complétées ou modernisées.Il faut encore une fois insister sur le fait que ce type de production est de moins en moins uniquement industriel: sous des formes très diverses, une banque ou une compagnie d’assurances, un hôpital ou un laboratoire de recherche ou même certaines administrations publiques appartiennent à ce type au même titre que des entreprises dites industrielles.Ce n’est pas sans raison que certains économistes ont considéré comme un secteur de la production les «industries de la connaissance», regroupant ainsi la production de l’enseignement, de la santé, les activités de recherche et de développement, etc., ensemble qui représente aux États-Unis un tiers du produit intérieur brut. Même si un tel regroupement est en partie artificiel et rassemble des activités qui correspondent en fait à toutes les phases d’évolution du travail, il est vrai que les activités qui relèvent de la phase C sont de plus en plus importantes et que leur croissance est la plus rapide.Cette importance a amené certains observateurs, comme Serge Mallet, à parler de «nouvelle classe ouvrière» pour désigner ces ouvriers et surtout ces techniciens de plus en plus directement engagés dans la production. Un nombre croissant de techniciens et même de cadres n’ont plus le rôle d’encadrement, mais occupent dans la production une place analogue à celle des compagnons dans l’ancienne industrie, étant chargés de fonctions de production directe, bien que celles-ci ne soient plus de fabrication au sens traditionnel du terme. L’intérêt de cette notion est de montrer que la frontière qui sépare ouvriers et non-ouvriers devient de plus en plus floue, ce qui rejoint le point de vue général qu’il nous a semblé indispensable d’adopter: une catégorie de travailleurs ne se définit pas par ses caractéristiques professionnelles, économiques ou culturelles, mais par sa place dans un système technique et social de production. C’est aussi l’idée qu’exprime R. Dahrendorf quand il déclare que la ligne de partage des classes sociales dans la production passe entre ceux qui exercent l’autorité et ceux qui la subissent.4. La conscience ouvrièreLe concept de conscience ouvrière ne doit pas être confondu avec les images plus ou moins élaborées qu’on peut donner du genre de vie ou de la mentalité ouvrière. Il ne s’agit pas, ici, de définir un champ culturel, mais la représentation de la place de la classe ouvrière ou des travailleurs dans les rapports sociaux et dans le changement social. C’est pourquoi la conscience ouvrière ne peut pas être saisie hors du mode de production. Mais cela ne signifie nullement que cette conscience soit toujours centrée sur l’expérience professionnelle. Au contraire, l’évolution de la conscience ouvrière montre le passage de formes centrées sur le travail à d’autres formes centrées sur l’expérience du changement social, aussi bien hors du travail que dans le travail. Mais chacune de ces formes doit être mise en relation avec une situation de travail.Cohésion et solidarité du groupe ouvrierDans les formes de production de la phase A, la conscience est dominée à la fois par la défense de l’autonomie professionnelle et par le rejet des contraintes imposées par le marché du travail. Le syndicalisme se développe donc dans deux directions: celle du syndicalisme de métier et celle de la lutte pour l’emploi, qui peut être aussi bien réformiste que révolutionnaire. Dans tous les cas, le monde ouvrier oppose à celui des riches, la défense d’une culture prolétarienne, défense de conditions élémentaires de subsistance, mais aussi défense d’une certaine conception de l’homme et de la société: croyance au progrès, à l’instruction, à l’effort, à la solidarité, au nom du rôle créateur de travailleurs, opposé au rôle irrationnel et inhumain du monde de l’argent. Cette conscience ouvrière, centrée sur l’expérience professionnelle et hostile au marché capitaliste, parvient difficilement à se donner un programme social et politique de portée générale. La séparation entre le syndicalisme et l’action politique est donc très marquée, aussi bien dans un syndicalisme modéré comme l’American Federation of Labor que dans la Confédération générale du travail (C.G.T.) française, dans sa phase anarcho-syndicaliste.La défense professionnelle peut même s’accommoder assez facilement du système économique dominant, si la situation sur le marché du travail du groupe considéré est favorable. L’action ouvrière est discontinue. Elle vise toujours à renforcer la cohésion et la solidarité dans le groupe soit personnellement par l’employeur soit impersonnellement par le marché du travail et la conjoncture économique.Les ouvriers qualifiés et l’action syndicaleDans la phase B, la conscience ouvrière apparaît un peu plus unifiée que dans la phase A. À l’opposition entre les manœuvres essentiellement soumis à l’exploitation et aux aléas de la conjoncture et les ouvriers de métier orientés en plus vers la défense professionnelle, se substitue la différence entre O.S. soumis aux cadences collectives de production et ouvriers qualifiés. Différence importante, car les O.S. sont surtout sensibles à l’économisme; ils supportent – temporairement – un travail professionnellement contraignant dans le seul espoir d’obtenir une certaine rémunération, généralement plus élevée dans ces usines mécanisées que dans les travaux non qualifiés disponibles dans des secteurs plus archaïques.Cet économisme conduit difficilement à une action organisée visant des objectifs généraux: il appuie plus efficacement des revendications plus limitées. Sa tonalité politique dépend donc avant tout de la capacité, forte ou faible, de négociation dans l’entreprise. Les ouvriers qualifiés, au contraire, s’appuient sur leur rôle producteur, s’opposent aux contraintes que leur impose le patronat à travers l’organisation du travail et ont ainsi, de par leur rôle professionnel, une vision plus moderniste, favorable à l’industrialisation. C’est dans cette catégorie qu’une conscience de classe proprement ouvrière atteint son niveau le plus haut; c’est parmi ses membres que se sont recrutés le plus grand nombre de militants syndicaux et politiques. Ce fait est particulièrement clair en France où les effectifs syndicaux ont longtemps été fluctuants et ont rarement atteint un taux de syndicalisation élevé et stable dans l’industrie privée. Alors que de nombreux O.S. se joignaient à l’action au cours de périodes de luttes intenses, ce sont les ouvriers qualifiés qui assuraient la continuité de l’organisation et de la pensée syndicales. Cette phase B correspond le mieux au système de production proprement industriel. Elle constitue donc le temps où la classe ouvrière, définie par sa situation technique et sociale de travail, est le plus près de constituer un acteur réel dans le processus historique de transformation de la société.Nouvelles formes de conscience et de conflits sociauxDans la phase C, époque des grandes organisations, des grands systèmes de gestion de flux d’informations, trois types principaux de conscience et d’action se rencontrent pour les salariés dépendants:– En premier lieu se développe une conscience de strate . Les individus ou le groupe professionnel se définissent par leur niveau relatif dans l’ensemble, par leurs avantages et désavantages par rapport à des catégories voisines, par leurs possibilités de promotion, etc., ce qui se rapproche du type de conduites le plus souvent observé dans les organisations administratives, publiques ou privées. Ce type entraîne le plus souvent une forte participation syndicale, une volonté de négocier les conditions de travail et d’emploi, mais dans une perspective nettement réformiste. On voit même certains groupes professionnels s’efforcer de négocier directement leur statut, en se tenant à l’écart de catégories plus nombreuses, moins qualifiées ou disposant d’une influence plus limitée.– En deuxième lieu, on voit apparaître dans la nouvelle classe ouvrière, celle des techniciens et des experts (définis par leur compétence plus que par leur autorité), de nouvelles formes de conscience de classe , mettant en cause l’organisation générale de la vie économique et de l’entreprise et s’opposant en particulier au rôle du capital financier. Ce type de contestation, très actif et qui fut particulièrement visible dans un grand nombre d’entreprises modernes en France en mai-juin 1968, ne doit pas être confondu avec le précédent. On parle trop souvent de manière excessive de la révolte des cadres. Dans la majorité des cas, il s’agit d’une action défensive en face de la concentration industrielle et de l’éloignement progressif des centres de décision. Des groupes de jeunes ingénieurs, proches encore du monde universitaire, ont effectivement joué un rôle actif en 1968, mais la majorité des cadres revendicateurs se sont plutôt mis à l’écart de l’affrontement des salariés et du patronat et ont cherché à s’établir sur des lignes de défense professionnelle.– En dernier lieu, on voit pénétrer dans les entreprises et toutes les grandes organisations des thèmes nouveaux de conflit social , qui sont moins directement liés au rôle de production et combattent plus directement de nouvelles formes de domination sociale, qui se manifestent plutôt dans l’organisation générale de la vie sociale que seulement dans celle de la production. Mais ces attitudes conflictuelles sont déchirées par une contradiction interne: ceux qui appartiennent à de grandes organisations en combattent le pouvoir, mais ils appartiennent en même temps à ces organisations, centres de pouvoir et de privilèges. Aussi est-ce dans les catégories les moins qualifiées et surtout les moins intégrées, chez les jeunes ouvriers en particulier, que ces nouvelles formes de contestation apparaissent le plus nettement, et non pas dans la nouvelle classe ouvrière. Les ouvriers d’origine rurale, en Italie notamment, se soulèvent ainsi au nom des déséquilibres régionaux en même temps que contre le mode de gestion des entreprises.Cette nouvelle conscience de classe n’est pas à proprement parler ouvrière, elle mobilise les opérateurs-consommateurs dans des domaines divers de l’activité économique. Elle est plus directement politique que syndicale. Mais dans les pays comme la France ou l’Italie, où l’institutionnalisation des conflits industriels n’a progressé que récemment et reste limitée, l’ancienne et la nouvelle conscience de classe se mêlent et peuvent se renforcer mutuellement; cela donne une importance particulière aux secteurs du syndicalisme qui s’efforcent de les combiner pour organiser une force socio-politique visant à la fois l’accroissement de la capacité de négociation et un programme de transformation globale de la société.Le fait essentiel est que, sur le plan syndical comme sur le plan politique, il est aujourd’hui plus difficile qu’autrefois de prendre comme unité centrale d’analyse la catégorie des ouvriers industriels. Il n’existe pas au sens strict, en France, de parti de la classe ouvrière, puisque aucun parti ne réunit sur ses listes la majorité des voix ouvrières. Et dans les pays comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne fédérale ou les États-Unis, où au contraire, la majorité des ouvriers vote pour un parti, celui-ci ne se présente pas comme un parti proprement ouvrier; il ne tire sa force et n’organise son action qu’en fonction du soutien qu’il reçoit de diverses catégories sociales.Pendant longtemps, en France, la vie politique a été dominée par le «problème ouvrier», bien que la quasi-totalité des gouvernements ait été du centre ou de droite. L’organisation de nouveaux groupes d’intérêts – professionnels, régionaux, etc. – a certainement entraîné un fractionnement des grands problèmes qui mobilisent l’opinion et autour desquels se nouent les crises politiques. Cela ne signifie nullement que nous soyons entraînés dans une situation où la vie politique ne sera plus dominée par des conflits sociaux fondamentaux, mais seulement que la domination exercée par la question ouvrière pendant si longtemps s’est atténuée.Très probablement, la majorité des ouvriers continuera pendant longtemps à appuyer des forces politiques opposées à celles qui représentent le mieux les classes dirigeantes, mais cette affirmation ne peut être purement et simplement identifiée à celles qui maintiennent que la notion de classe ouvrière continuera à jouer un rôle central dans l’analyse de la vie politique. Dire que la classe ouvrière passera dans le camp de la bourgeoisie est certainement inacceptable, mais c’est plutôt l’ensemble de ces catégories d’analyse qui doit être révisé.5. Classe ouvrière et société globaleLes observations précédentes s’appliquent pour l’essentiel à l’ensemble des sociétés capitalistes industrielles. Il est difficile de les étendre aux sociétés socialistes, où la classe ouvrière n’est pas l’antagoniste d’un patronat (dans le cas contraire, elle cherche à s’appuyer contre celui-ci sur l’État, soit par la voie des réformes soit par celle d’une transformation révolutionnaire) mais se trouve directement confrontée à un État-parti, qui apparaît comme le représentant des intérêts des travailleurs tout en constituant aussi une classe dirigeante, gérant l’accumulation et imposant aux travailleurs ses intérêts d’appareil.La conscience ouvrière est alors dominée par l’opposition entre le rôle central de la classe ouvrière dans une société socialiste et une résistance économique et culturelle à la domination étatique. Cette opposition est renforcée lorsque le régime cherche à privilégier par des stimulants matériels ou autres une élite d’ouvriers rationalisateurs ou gestionnaires. Lorsque les élites syndicales et politiques se trouvent incorporées à l’appareil dirigeant, la revendication ouvrière est conduite à être ou directement économique ou globalement politique. C’est pourquoi il est difficile de conduire dans ce cas l’analyse en termes de classes sociales; ou, plus exactement, dans un régime où pouvoir économique et pouvoir politique sont complètement unifiés, l’opposition de classes n’est pas dissociable d’un mouvement plus complexe d’opposition politique qui fait appel à la fois à la nation et au peuple contre des dirigeants trop puissants.Toutefois, cette situation est-elle particulière? La classe ouvrière peut-elle déclencher une action de grande envergure, capable de transformer la société, si cette action n’est pas, en même temps, politique et nationale? Isolée, l’action de classe conduit-elle à plus qu’à des revendications ou à une révolte?On est ainsi amené à considérer les rapports entre l’action ouvrière et le type de société globale. Dans les sociétés capitalistes libérales, c’est-à-dire où le pouvoir politique et le pouvoir économique ne sont pas directement confondus – quelle que soit l’emprise de la classe dirigeante sur le système politique –, le mouvement proprement ouvrier joue un rôle décisif et possède en même temps une certaine autonomie par rapport à l’action politique. La fusion de l’action de classe et d’une action proprement politique ne s’opère que lorsque l’ensemble de la société est atteint par une crise générale. Plus cette crise est profonde, plus la fusion est complète: elle est entière lorsque la crise est absolue, c’est-à-dire lorsqu’elle atteint l’existence même d’une société, ce qui est le cas si un état de crise économique s’ajoute à une crise politique et militaire. Quand il s’agit seulement d’une crise économique, la fusion est partielle et conduit à un mouvement politique de masse appuyé par le mouvement ouvrier uni, sans que celui-ci perde son indépendance.Évoquons, enfin, le cas des sociétés dites sous-développées et dominées par des puissances capitalistes. La classe ouvrière intervient de trois manières différentes, qui correspondent directement à des étapes du développement économique.Dans les sociétés où domine le développement «vers l’extérieur», c’est-à-dire l’exportation de matières premières vers le marché mondial, il n’existe que de faibles noyaux ouvriers, qui ont été, surtout en Amérique latine, d’origine européenne. Ces noyaux, isolés dans ces sociétés à prédominance agraire, ont des conduites très analogues à celles des ouvriers de la phase A.L’anarcho-syndicalisme et la défense professionnelle sont leurs orientations principales. Lorsque se constitue une industrie nationale, le plus souvent du fait de la désagrégation du marché mondial au moment de guerres internationales ou de grandes crises économiques, les anciens noyaux ouvriers sont submergés par le flot des nouveaux travailleurs urbains qui partent des mouvements populistes très divers mais qui associent toujours les revendications sociales à une volonté d’intégration nationale.C’est seulement lorsque l’économie nationale est à la fois plus développée et plus directement soumise à la domination des grandes entreprises étrangères qui s’implantent dans ces marchés nouveaux qu’apparaît un mouvement plus directement ouvrier, mais toujours inséparable d’une affirmation d’indépendance nationale.La classe ouvrière développe par elle-même une conscience et une action de classe, mais celles-ci ne sont jamais isolables de l’ensemble d’une société nationale, des rapports avec l’État, des conditions de formation d’une action politique. C’est surtout lorsque l’industrialisation et la formation de l’unité nationale sont historiquement liées que l’union du mouvement de la classe ouvrière et du mouvement nationale est la plus forte.Cela conduit à retrouver, sur ce plan très général, les conclusions obtenues par l’étude de la culture ouvrière, du travail ouvrier et de la conscience ouvrière. Les transformations économiques de la production conduisent d’un type de société dominé par l’existence d’une classe ouvrière «réelle», c’est-à-dire formant une collectivité propre, possédant ses valeurs et ses normes, à un autre type de société où de nouvelles formes de domination font aussi apparaître de nouvelles classes populaires et où de nouveaux rapports s’établissent, d’une part entre la classe dirigeante et l’État, d’autre part entre les classes populaires et les mouvements politiques.Rien n’autorise à dire que ces transformations entraînent un embourgeoisement de la classe ouvrière menant à l’égalisation de tous les travailleurs dans une société d’abondance. Mais rien ne permet non plus de dire que l’histoire d’aujourd’hui a les mêmes acteurs que celle d’hier. Si le conflit des classes reste un fait fondamental, il ne concerne ni les mêmes acteurs ni les mêmes enjeux. La classe ouvrière et le type de représentation de classe à laquelle elle est liée, comme les formes de lutte et de conscience sociales correspondant à la formation des sociétés industrielles, ne sont que des formes historiquement limitées du travail, des rapports de classes, des représentations et de l’action sociales. La classe ouvrière n’est pas un dieu qui traverse l’histoire, mais une forme particulière et transitoire des classes populaires, dont le travail et l’action peuvent prendre d’autres formes que le travail «productif» et le mouvement ouvrier.
Encyclopédie Universelle. 2012.